CONCLUSIONS DE LAVOCAT GÉNÉRAL
M. JEAN MISCHO
présentées le 28 avril 1998 (1)
Affaire C-2/97
Società italiana petroli SpA (IP)
contre
Borsana Srl
(demande de décision préjudicielle formée par le Tribunale di Genova)
«Politique sociale Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs Utilisation déquipements de travail Risques liés à lexposition à des agents cancérigènes Directives 89/655/CEE et 90/394/CEE»
1. Les questions relatives à linterprétation de certaines dispositions des directives 89/655/CEE du Conseil, du 30 novembre 1989, concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour lutilisation par les travailleurs au travail déquipements de travail (deuxième directive particulière au sens de larticle 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (2), et 90/394/CEE du Conseil, du 28 juin 1990, concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à lexposition à des agents cancérigènes au travail (sixième directive particulière au sens de larticle 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (3), que nous pose le Tribunale di Genova, doivent permettre à cette juridiction de trancher un litige entre la Società italiana petroli SpA (ci-après «Italiana petroli»), producteur de carburants pour véhicules à moteur et lune de ses clientes, la société Borsana Srl, distributeur de carburants à la pompe.
2. Italiana petroli est liée à Borsana par des contrats de fourniture de carburants et de prêt à titre gratuit des installations et équipements nécessaires à la revente de ces carburants.
3. Borsana a demandé, par lettre, à Italiana petroli, en se référant aux dispositions du décret législatif italien n° 626/94 et aux directives 89/655 et 90/394, de lui fournir,
4. Italiana petroli a contesté être tenue à de pareilles obligations. Pour obtenir confirmation du bien-fondé de son point de vue, elle a saisi le Tribunale di Genova, lequel a estimé que, pour pouvoir se prononcer, il lui était nécessaire de disposer dune interprétation, quil sollicite de la Cour par le biais de trois questions, de larticle 4 de la directive 89/655 et des articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394.
La question de lappréciation préalable du risque (première question)
5. Le libellé de la première question ne devient compréhensible que si lon se penche au préalable sur les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 et leur articulation.
6. Il suffira dindiquer à ce stade que cette question, résumée très succinctement, vise à savoir si les employeurs (gérants de stations-service) doivent prendre doffice des mesures concrètes en vue de protéger leurs salariés contre les risques émanant du benzène contenu dans lessence, ou sils ne doivent prendre de telles mesures quaprès sêtre livrés à une appréciation du risque auquel ces travailleurs sont exposés.
7. Les dispositions pertinentes de la directive se présentent de la manière suivante:
Article 3
«Champ dapplication - Identification et appréciation des risques
1. La présente directive est applicable aux activités dans lesquelles les travailleurs sont exposés ou susceptibles dêtre exposés à des agents cancérigènes résultant de leur travail.
2. Pour toute activité susceptible de présenter un risque dexposition à des agents cancérigènes, la nature, le degré et la durée de lexposition des travailleurs doivent être déterminés, afin de pouvoir apprécier tout risque concernant la sécurité ou la santé des travailleurs et de pouvoir déterminer les mesures à prendre.
Cette appréciation doit être renouvelée régulièrement et en tout cas lors de tout changement des conditions pouvant affecter lexposition des travailleurs aux agents cancérigènes.
Lemployeur doit fournir aux autorités responsables, sur leur demande, les éléments ayant servi à cette appréciation...».
Article 4
«Réduction et substitution
1. Lemployeur réduit lutilisation dun agent cancérigène sur le lieu de travail, notamment en le remplaçant, dans la mesure où cela est techniquement possible, par une substance, une préparation ou un procédé qui, dans ses conditions demploi, nest pas ou est moins dangereux pour la santé ou, le cas échéant, pour la sécurité des travailleurs.
2. Lemployeur communique le résultat de ses recherches à lautorité responsable, à la demande de celle-ci.»
Article 5
«Dispositions visant à éviter ou à réduire lexposition
1. Si les résultats de lappréciation visée à larticle 3, paragraphe 2, révèlent un risque concernant la sécurité ou la santé des travailleurs, lexposition des travailleurs doit être évitée.
2. Si le remplacement de lagent cancérigène par une substance, une préparation ou un procédé qui, dans les conditions demploi, nest pas ou est moins dangereux pour la sécurité ou la santé nest pas techniquement possible, lemployeur assure que la production et lutilisation de lagent cancérigène ont lieu dans un système clos, dans la mesure où cela est techniquement possible.
3. Si lapplication dun système clos nest pas techniquement possible, lemployeur assure que le niveau dexposition des travailleurs est réduit à un niveau aussi bas quil est techniquement possible.
...»
8. Il me semble clair que, pour éviter que la santé des travailleurs ne soit mise en péril par lexposition à des produits cancérigènes, le législateur communautaire a entendu quune action soit menée à deux niveaux différents. Il a entendu, tout dabord, en toute logique, que lutilisation de produits cancérigènes soit évitée chaque fois que cela est possible, notamment lorsque le recours à dautres produits, inoffensifs, ne se heurte à aucun obstacle insurmontable.
9. Cest là lobjet de larticle 4, dont on aura remarqué que lobligation de réduction, ou, quand cela est possible, de substitution, quil impose revêt un caractère inconditionné. Le degré dexposition des travailleurs et les risques qui lui sont associés sont indifférents. Il ne saurait être question de recourir à un agent cancérigène lorsque cela peut être évité. Il sagit là dune solution radicale, mais parfaitement compréhensible et raisonnable, dès lors quil sagit de produits dangereux, parce que cancérigènes. Qui ne conviendrait, en effet, que la meilleure prévention est celle consistant à éliminer complètement le risque?
10. Malheureusement, cette solution nest pas toujours susceptible dêtre mise en oeuvre, ou ne peut lêtre que partiellement, en ce sens quil y aura seulement réduction de lutilisation du produit cancérigène. En ce cas, cest à un autre niveau, celui de lexposition des travailleurs aux produits nocifs dont la présence est inévitable, quil y a lieu dagir, et cest ce qua fait le législateur communautaire, en édictant une série dobligations à larticle 5 de la directive. Mais, à ce niveau, il ne va plus sagir, puisque cela sest révélé impossible, de faire disparaître le problème, en bannissant lutilisation du produit cancérigène, il sagira de réduire au minimum le risque inhérent à la présence dun tel produit, si possible en léliminant ou, en tout état de cause, en le maîtrisant.
11. Pour ce faire, il y aura lieu, avant toute chose, dévaluer ledit risque, car on conçoit mal comment il serait possible de parer efficacement à un risque dexposition, si celui-ci na pas été appréhendé in concreto. Le choix des mesures de protection et ladéquation de celles-ci sont entièrement dépendants de la nature du risque auquel sont exposés les travailleurs de lentreprise et des formes sous lesquelles il se présente dans celle-ci. Ces formes peuvent, dailleurs, être très différentes, dans une même entreprise, dun atelier à lautre, de sorte que cest, en fait, au niveau de chaque poste de travail quil y a lieu didentifier le risque, si lon veut optimiser la protection.
12. Et cest bien pourquoi, sagissant des mesures visant à éviter ou à réduire lexposition, le législateur communautaire a pris soin de préciser, à larticle 5 de la directive, quil y a lieu de les mettre en oeuvre, dans un ordre quil détermine, «si les résultats de lappréciation visée à larticle 3, paragraphe 2, révèlent un risque concernant la sécurité ou la santé des travailleurs», étant rappelé que cette dernière disposition impose de déterminer «la nature, le degré et la durée de lexposition des travailleurs».
13. Nous nous trouvons donc en présence dune démarche du législateur communautaire parfaitement cohérente au regard de lobjectif de protection de la santé des travailleurs. Comme lexpose très justement la Commission, la directive entend que soient imposées à lemployeur des obligations qui sordonnent suivant une séquence logique que lon peut synthétiser de la manière suivante :
14. Cette logique, qui inspire la directive, ne semble cependant pas se retrouver telle quelle dans le décret législatif n° 626/94 qui transpose la directive dans lordre juridique italien. Cest ce qui a provoqué la contestation dItaliana petroli et amené le juge national à poser sa première question. Les dispositions pertinentes dudit décret, à savoir ses articles 62 et 63, se présentent en effet de la manière suivante.
Article 62
«Substitution et réduction
1. Lemployeur évite ou réduit lutilisation dun agent cancérigène sur le lieu de travail en le remplaçant notamment, à condition que cela soit techniquement possible, par une substance, une préparation ou un procédé qui, dans ses conditions dutilisation, nest pas nocif ou est moins nocif pour la santé et, le cas échéant, pour la sécurité des travailleurs.
2. Sil nest pas techniquement possible de remplacer lagent cancérigène, lemployeur assure que la production ou lutilisation de lagent cancérigène seffectue dans un système clos, toujours à condition que cela soit techniquement possible.
3. Si le recours à un système clos nest pas techniquement possible, lemployeur assure que le niveau dexposition des travailleurs soit réduit à la valeur la plus basse qui est techniquement possible.»
Article 63
«Appréciation du risque
1. Sous réserve des dispositions énoncées à larticle 62, lemployeur effectue une appréciation de lexposition aux agents cancérigènes, dont les résultats sont consignés dans le document visé à larticle 4, paragraphe 2.
2. Cette appréciation tient compte, notamment, des caractéristiques des opérations, de leur durée et de leur fréquence, des quantités dagents cancérigènes produites ou utilisées, de leur concentration, de la capacité desdits agents à pénétrer dans lorganisme par les différentes voies dabsorption; il est également tenu compte de leur état et lorsque ces agents se présentent à létat solide, de savoir sil sagit dune masse compacte, fractionnée ou pulvérulente et sils sont contenus ou non dans une matrice solide qui en limite ou empêche la sortie.
3. Lemployeur, se fondant sur les résultats de lappréciation visée au paragraphe 1, adopte les mesures de prévention et de protection envisagées au présent titre, en les adaptant aux particularités des différents milieux de travail.»
15. On constatera que le législateur italien a fidèlement repris les dispositions communautaires, en ce qui concerne leur formulation, mais quil les a agencées dune manière quelque peu différente. En effet, si larticle 62 confère dans son paragraphe 1, comme larticle 4 de la directive, priorité absolue à la disparition de lagent cancérigène, ou si celle-ci nest pas possible à la réduction de son utilisation, il semble imposer à lemployeur, dans ses paragraphes 2 et 3, dadopter les mesures limitant lexposition des travailleurs, au niveau le plus bas techniquement possible, avant même davoir apprécié les risques auxquels ces derniers sont exposés et indépendamment des résultats de ladite appréciation.
16. Au vu de cette situation, la juridiction nationale nous demande, en substance,
Observations préliminaires
17. A cet égard je voudrais faire deux observations préliminaires.
18. La première pour noter que nous nous trouvons dans la position délicate de devoir nous prononcer sur des mesures de transposition dune directive sans que lÉtat membre concerné ait pris position devant la Cour sur linterprétation quil convient de donner aux dispositions contestées de sa législation nationale.
19. Linterprétation des articles 62 et 63 qua retenue la juridiction italienne et qui la conduite à nous interroger correspond-elle parfaitement à la volonté du législateur italien? Celui-ci a-t-il effectivement entendu imposer certaines mesures de réduction du niveau dexposition même en labsence de toute étude identifiant avec précision les risques auxquels sont effectivement exposés les travailleurs? Ou bien larticulation des dispositions des articles 62 et 63 vise-t-elle uniquement à regrouper dans un article les mesures à prendre par lemployeur pour réduire le risque, et dans un autre lensemble des dispositions relatives à lappréciation du risque, sans quil y ait une volonté de sécarter des dispositions de la directive? Le paragraphe 3 de larticle 63, précité, ne pourrait-il pas être interprété comme obligeant lemployeur à affecter une appréciation du risque dans toutes les hypothèses?
20. Le mécanisme du renvoi préjudiciel ne nous permet pas de substituer notre interprétation du droit national à celle du juge national, mais il doit être bien clair que le fait que nous construisons notre raisonnement à partir de la description des exigences du droit national qui nous est présentée par la juridiction de renvoi ne saurait être interprété comme constituant une prise de position de la Cour sur une interprétation qui échappe à sa compétence.
21. En second lieu, il importe de relever que, postérieurement à la décision de renvoi, est intervenue la directive 97/42/CE du Conseil, du 27 juin 1997, portant première modification de la directive 90/394 (4). Cette directive apporte, du point de vue de la question qui nous occupe, deux éléments intéressants. Dune part, elle opère fixation des valeurs limites dexposition au benzène, fixation qui avait été laissée en suspens dans lannexe III de la directive 90/394 dans sa version initiale, et, dautre part, elle a introduit dans larticle 5 de celle-ci un nouveau paragraphe 4, aux termes duquel «lexposition ne doit pas dépasser la valeur limite dun agent cancérigène indiquée à lannexe III».
22. Le fait que larticle 5 ait ainsi été modifié semble indiquer que le législateur communautaire a perçu que le rôle de la valeur limite navait pas été suffisamment clarifié dans la version initiale de la directive. Elle napparaissait, en effet, quà larticle 16 qui dispose que:
«1. Sur la base des informations disponibles, y compris des données scientifiques et techniques, le Conseil arrête par voie de directives, conformément à larticle 118 A du traité, des valeurs limites en ce qui concerne tous les agents cancérigènes pour lesquels cela est possible ...
2. Les valeurs limites et les autres dispositions directement connexes sont mentionnées en annexe III.»
Cette annexe ne comportait cependant que lindication «p.m.».
23. Désormais, lannexe III fixe les valeurs limites dexposition professionnelle à 1 ppm (partie par million en volume dans lair). A titre de mesure transitoire une valeur limite de 3 ppm est admise à partir du 27 juin 2000, date dentrée en vigueur de la nouvelle directive, et jusquau 27 juin 2003.
24. Mais le fait quil soit maintenant précisé à larticle 5, paragraphe 4, que «lexposition ne doit pas dépasser la valeur limite dun agent cancérigène indiquée à lannexe III» signifie-t-il que cela constitue désormais le seul critère auquel les employeurs doivent se référer? Autrement dit, la critique essentielle de Italiana petroli, selon laquelle les employeurs seraient soumis à une obligation vague et indéterminée, à savoir celle dassurer «que le niveau dexposition des travailleurs est réduit à un niveau aussi bas quil est techniquement possible» ne vaudra-t-elle plus une fois que la République italienne aura transposé la modification de la directive?
25. Malheureusement la situation reste ambiguë, car le passage que nous venons de citer est maintenu au paragraphe 3 de larticle 5. Laudience ne nous a pas fourni déclaircissement à cet égard.
26. Dans ces conditions, nous sommes obligés de supposer que le législateur communautaire a voulu mettre en oeuvre simultanément deux méthodes, qui ne sont dailleurs pas inconciliables.
27. Lune consiste à imposer aux employeurs de mettre en permanence en oeuvre tous les moyens techniques disponibles pour réduire au minimum les risques auxquels sont exposés les travailleurs.
28. Lautre consiste à fixer un seuil, au-delà duquel lexposition est considérée comme inacceptable. Lorsque, comme semble le faire le législateur communautaire, on combine ces deux approches, on va être amené, bien entendu, à faire cesser lexploitation des entreprises au sein desquelles, pour quelque raison que ce soit, impossibilité technique ou mauvaise volonté criminelle de lemployeur, lexposition dépasse la valeur limite fixée, mais aussi à ne pas tenir pour quitte lemployeur qui, alors même que lexposition à laquelle sont soumis ses salariés se situe en dessous de la valeur limite, na pas eu recours aux moyens à sa disposition pour réduire ladite exposition au minimum.
29. Pour louable que soit cette attitude exigeante, on ne saurait méconnaître les inconvénients quelle comporte du point de vue de la sécurité juridique. Pour apprécier si un employeur respecte ses obligations, on devra, en effet, se référer à la fois à un élément objectif, la valeur limite, et à un élément qui lest moins, les efforts déployés au regard des possibilités offertes par la technique la plus récente.
30. Il ne mappartient pas de remettre en cause la méthode retenue par le législateur communautaire, surtout que je conçois parfaitement que la seule fixation dune valeur limite aurait pu apparaître comme loctroi dune autorisation de faire, jusquà un certain point, courir aux salariés des risques qui pourraient être écartés, pour peu que lon sen donne les moyens, mais jestime que la différence entre le dépassement dune valeur limite et le défaut de mise en oeuvre de toutes les ressources offertes par le progrès technique, qui sapparente à la différence entre une obligation de résultat et une obligation de moyen, devrait être prise en compte au niveau de la sévérité de la répression pénale à laquelle sexpose lemployeur dans chacune de ces deux hypothèses.
31. Le respect de la valeur limite ne saurait faire office dalibi en cas dattitude négligente de lemployeur, mais il doit en être tenu compte lorsquil sagit de sanctionner cette négligence.
32. Après avoir ainsi précisé le contexte dans lequel sinscrivent les questions que nous pose la juridiction nationale, jen reviens à la première de ces questions, qui consiste à savoir si les articles 62 et 63 du décret législatif n° 626/94 ont opéré une transposition incorrecte de la directive 90/394.
33. Le problème nest simple quen apparence. En effet, il ne se résume pas à la question de savoir si les autorités italiennes, en édictant les dispositions des
articles 62 et 63 du décret législatif, sont restées dans les limites du pouvoir dappréciation dont elles disposent, indubitablement, en vertu de larticle 189 du traité CE, dans la transposition de la directive.
34. Il impose aussi dexaminer, puisquon se trouve en présence dune directive relevant du domaine couvert par larticle 118 A du traité CE, à savoir la protection de la santé des travailleurs, si, à supposer quil soit établi quil sagit dune transposition incorrecte de la directive, il ny a pas lieu de considérer quil sagit en fait, et tout simplement, dune mesure de protection renforcée, quun État membre est expressément autorisé à adopter en vertu du paragraphe 3 de larticle 118 A.
35. Sur le premier point la jurisprudence de la Cour me semble avoir posé des jalons permettant de conduire le raisonnement. Sur le second, en revanche, nous nous trouvons en terra incognita, la Cour nayant pas encore eu à ce jour à se prononcer sur la portée du paragraphe 3 de larticle 118 A. Jestime cependant, en accord sur ce point avec la Commission, que le principe de proportionnalité, inhérent au système juridique communautaire, à laune duquel peuvent être appréciées les mesures qua adoptées un État membre pour mettre en oeuvre une directive, constitue également linstrument adéquat pour se prononcer sur ladmissibilité dune mesure de protection renforcée au titre de larticle 118 A.
La marge laissée aux États membres dans le cadre de la transposition dune directive
36. Sagissant de la transposition des directives, nul ne conteste que, en tant que moyen daction du législateur communautaire différent du règlement, le recours à la directive implique une action des autorités nationales qui nest pas strictement mécanique et laisse place à une certaine dose dinitiative et dappréciation. Il ny a pas lieu de remettre en cause, par voie dinterprétation, lexistence de cette marge. Il doit cependant être précisé que, lorsquil fait usage de cette marge, lÉtat membre reste tenu au respect des principes généraux du droit communautaire.
37. Si la directive 90/394 se contentait dimposer aux États membres dagir le plus efficacement possible pour faire en sorte que la santé des travailleurs ne soit pas mise en péril par la présence de produits cancérigènes sur le lieu de travail, il ny aurait certainement rien à redire aux choix que traduit le décret législatif n° 626/94.
38. Mais tel nest pas le cas, car, comme nous lavons vu, les articles 3, 4 et 5 de la directive ne se contentent pas de fixer un objectif à atteindre, ils définissent une stratégie à cet effet, et distinguent deux niveaux daction: laction contre le recours même aux produits cancérigènes et laction pour éviter lexposition des travailleurs à ces produits, dont lune doit être menée a priori et lautre en fonction de lappréciation in concreto du danger auquel sont exposés les travailleurs.
39. Imposer systématiquement la mise en oeuvre de certaines mesures de limitation du risque dexposition, indépendamment de lappréciation dudit risque, me semble constituer une approche sécartant sensiblement de la stratégie définie par le législateur communautaire. De par ce seul fait, je serai déjà enclin à considérer que nous sommes en présence dune transposition incorrecte, ce que la Commission, tout en ayant noté que «ces dispositions [les articles 62 et 63 du décret législatif] pourraient ... ne pas sembler parfaitement conformes à celles prévues par la directive», hésite manifestement à admettre.
40. Mais, même si lon devait admettre que le choix opéré par les autorités italiennes sinscrit encore dans la marge dappréciation laissée par la directive, je suis davis que nous sommes cependant en présence dune modalité de transposition inadmissible. Elle se heurte, en effet, au principe de proportionnalité. Ce principe exige non seulement que les mesures imposant des charges aux opérateurs soient appropriées et nécessaires à la réalisation des objectifs légitimement poursuivis, mais encore que, lorsquun choix soffre entre plusieurs mesures appropriées, il soit recouru à la moins contraignante et que les charges imposées ne soient pas démesurées par rapport au but fixé.
41. Ces exigences ont, certes, dans un premier temps, été posées à légard de la réglementation communautaire elle-même, mais, à tout le moins depuis larrêt Pastoors et Trans-Cap (5), il ne saurait plus être contesté quelles simposent également au législateur national lorsquil agit dans un domaine couvert par le droit communautaire.
42. Or, dans le cas despèce, si la stratégie définie par la directive semble satisfaire en tout point à ces exigences, les obligations imposées par le législateur italien aux employeurs me semblent le méconnaître gravement. Je métonne que la Commission puisse tout à la fois considérer que sont créées pour les employeurs des charges beaucoup plus lourdes que celles prévues par la directive et quil ny a point violation du principe de proportionnalité.
43. Il me semble difficile de contester quimposer le recours à certains moyens de réduction du risque dexposition qui peuvent se révéler extrêmement coûteux pour les employeurs, sans quil ait été au préalable procédé à une appréciation in concreto de la nature et de létendue de ce risque, fait peu de cas du principe de proportionnalité. Si la sécurité na pas de prix, elle a cependant un coût, et les investissements en matière de sécurité ne peuvent être opérés sans un minimum de rationalité, rationalité quintroduit précisément, en lespèce, lappréciation préalable.
Les exigences renforcées permises par larticle 118 A du traité
44. La faculté laissée aux États membres dans larticle 118 A, paragraphe 3, du traité dintroduire des exigences renforcées par rapport à celles imposées par les dispositions communautaires doit-elle, cependant, conduire à admettre quen édictant les articles 62 et 63 du décret législatif, tels quinterprétés par le juge national dans ses questions, le législateur italien na point violé le droit communautaire?
45. Là encore, et contrairement à la Commission, je ne le pense pas. Sans prétendre analyser ici toutes les potentialités que recèle larticle 118 A, je crois que, pour analyser la portée dudit article, il faut partir de la constatation que la sécurité des travailleurs entre, en tant quélément de la politique sociale, dans le champ dapplication du droit communautaire et quen conséquence les États membres ne sont plus libres dagir en ce domaine sans avoir égard aux actions entreprises par la Communauté. Le paragraphe 3 de larticle 118 A ne saurait, en aucune manière, être interprété comme ouvrant aux États membres des possibilités daction incontrôlées dès lors quil y va de la protection de la santé des travailleurs, ni même comme les laissant libres dignorer les orientations et les stratégies daction définies dans le cadre communautaire.
46. Ils sont simplement, mais uniquement pour autant que leur action sinscrit dans la même ligne que celle de la Communauté, habilités à poser des exigences plus rigoureuses, à aller de lavant. Ils peuvent précéder laction communautaire mais ne peuvent définir unilatéralement la direction quils entendent suivre. Laction de la Communauté et celle des États membres doivent être en cohérence, et cest cette cohérence qui serait mise en cause si lon devait admettre que les articles 62 et 63 du décret législatif peuvent sautoriser du paragraphe 3 de larticle 118 A du traité. Entre ce que prévoit la directive et ce que prévoient ces dispositions, il ny a pas une différence de degré à laquelle il ny aurait rien à objecter, mais une différence de méthode. A une approche pragmatique retenue par la directive est substituée une approche qui impose des mesures précises avant même que le risque ait été exactement appréhendé et défini. Peu importe, à cet égard, que la méthode retenue par le législateur italien puisse produire daussi bons résultats du point de vue de lélimination du risque que celle choisie par le législateur communautaire.
47. De toute manière, la mise en oeuvre de la faculté dédicter des mesures plus sévères quouvre aux États membres larticle 118 A néchappe pas au principe de proportionnalité et les conclusions quant à la violation de ce principe par les articles 62 et 63 du décret législatif auxquelles je suis parvenu sur le terrain de la mise en oeuvre de la directive valent également, mutatis mutandis, pour lanalyse des mesures italiennes au regard de larticle 118 A.
48. Il convient aussi de rappeler que larticle 118 A, paragraphe 2, prévoit que les directives adoptées sur cette base doivent éviter dimposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles quelles contrarieraient la création
et le développement de petites et moyennes entreprises. Cela vaut aussi pour les mesures nationales de «protection renforcée».
49. Je crois donc que, même si lon introduit dans le débat larticle 118 A, le législateur italien ne pouvait imposer ladoption des mesures prévues par larticle 5 de la directive, indépendamment du résultat de lévaluation imposée par larticle 3 de celle-ci.
50. Il me reste à préciser un point. Comme lont indiqué la Commission et le gouvernement français et contrairement à ce que prétend Italiana petroli, on ne saurait transposer à larticle 118 A les conditions procédurales de dérogation énoncées par larticle 100 A du traité CE. Larticle 100 A, paragraphe 4, deuxième alinéa, oblige les États membres à notifier à la Commission des dispositions nationales plus sévères que celles prescrites par une directive. La Commission «confirme ensuite les dispositions en cause après avoir vérifié quelles ne sont pas un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre États membres».
51. Pareille disposition nest pas prévue par larticle 118 A. Toutefois, comme la fait justement remarquer lagent du gouvernement français, cela ne signifie pas que la Commission ne disposerait pas dun moyen de contrôle à légard des mesures nationales plus sévères. Le texte assurant la transposition dune directive doit, en effet, être communiqué à la Commission en vertu des mécanismes traditionnels de notification des mesures nationales de mise en oeuvre du droit communautaire.
52. Par ailleurs, sil sagit dune mesure nouvelle qui nest pas prise exactement dans le cadre dune directive, on est le plus souvent dans le cadre des notifications exigées par la directive 83/189/CEE du Conseil, du 28 mars 1983, prévoyant une procédure dinformation dans le domaine des normes et réglementations techniques (6).
53. Il y aurait donc lieu, à mon avis, de répondre à la première question préjudicielle que le principe de proportionnalité ainsi que les articles 118 A du traité CE et 3, 4 et 5 de la directive 90/394 sopposent à ladoption de règles nationales concernant la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs contre les risques liés à lexposition à des agents cancérigènes qui prescrivent certaines mesures de réduction du risque dexposition à prendre en toute circonstance et indépendamment du résultat de lappréciation du risque.
La question de labaissement de la teneur en benzène à des limites «encore inférieures» (troisième question)
54. La troisième question concerne également la directive 90/394 et il apparaît dès lors judicieux de lexaminer à la suite de la première. La juridiction nationale nous demande, en substance, si les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 imposent aux employeurs, cest-à-dire aux responsables de stations-service et aux concepteurs et propriétaires des installations desdites stations, en matière dabaissement du taux de benzène dans les carburants, des obligations supplémentaires et indéterminées par rapport à celles créées par la directive 85/210/CEE du Conseil, du 20 mars 1985, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la teneur en plomb de lessence (7) (qui limite, à partir du 1er octobre 1989, à 5 % la teneur en benzène des carburants), et par le décret législatif italien n° 246/96 (qui abaisse ladite limite à 1,4 % à partir du 1er juillet 1997 et à 1 % à partir du 1er juillet 1999).
55. En dautres termes, est-il admissible dexiger des gérants de stations-service quils se procurent de lessence ayant une teneur en benzène inférieure à celle qui leur est fournie par les raffineries de la firme dont ils sont les revendeurs, si cela devait savérer nécessaire pour réduire lexposition de leurs salariés au benzène?
56. La réponse à cette question me semble facile à apporter. La directive 85/210 et la directive 90/394 poursuivent, comme le souligne la Commission, des finalités qui, sans être opposées, sont différentes; la première vise à protéger la santé publique et lenvironnement en général, la seconde vise à assurer la protection des travailleurs en tant que personnes spécifiquement exposées aux risques présentés par les substances cancérigènes.
57. Il ne saurait être contesté que les responsables de stations-service ne peuvent commercialiser que les produits que leur livrent leurs fournisseurs, et nont donc aucune prise sur la teneur en benzène des carburants quils débitent. Tout ce qui peut être exigé deux quant à la teneur en benzène du carburant quils commercialisent, cest que soit respectée la limite fixée par le décret législatif n° 246/96, dont on doit convenir quil nest pas contraire au droit communautaire, puisque labaissement de la teneur en benzène par rapport à celle fixée par la directive 85/210 quil opère a été, conformément à larticle 100 A du traité, notifié à la Commission sans susciter dobjection.
58. Il ny aurait aucun sens de prétendre que larticle 4 de la directive 90/394 les oblige à abaisser la teneur en benzène à un taux encore inférieur, puisque à leur niveau cela nest à lévidence techniquement pas possible.
59. En revanche, ils restent soumis aux exigences relatives à la protection des travailleurs contre les risques dexposition. Ce dossier fait bien apparaître que, quelle que soit la teneur en benzène des carburants, ce risque ne peut être considéré a priori comme inexistant, dans la mesure où le fonctionnement des
stations-service en Italie fait peu de place au système de libre service et où il y a donc des employés qui sont en permanence préposés au remplissage des réservoirs des automobiles de la clientèle. Il appartiendra donc, en principe, aux employeurs de procéder à lévaluation du risque prescrite à larticle 3 de la directive et, en fonction des résultats de celle-ci, de mettre en oeuvre, si nécessaire, les mesures énoncées à larticle 5 de la directive.
60. La Commission suggère, mais sans véritablement sexpliquer sur ce point, quil pourrait en aller différemment pour les producteurs de carburant, auxquels la directive 90/394 pourrait imposer des obligations de réduction de la teneur en benzène allant au-delà de la teneur limite fixée par le décret législatif n° 246/96, qui lui-même va plus loin que la directive 85/210. A mon avis il nest point besoin dentrer dans ce débat pour répondre à la troisième question préjudicielle, qui me semble nêtre relative quaux obligations des responsables des stations-service.
61. De toute manière, il me semble difficile de considérer que, en tant que vendeurs de carburants à leurs clients, les producteurs puissent se voir imposer des obligations par la directive 90/394 qui vise spécifiquement les obligations des employeurs à légard de leurs salariés.
62. Jen conclus que les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 doivent être interprétés en ce sens quils nimposent pas aux employeurs, en lespèce les responsables de stations-service, dobligations en matière de réduction de la teneur en benzène des carburants quils distribuent, dès lors que les carburants quils commercialisent respectent le taux maximal fixé par la directive 85/210 ou une disposition nationale plus sévère, mais conforme au droit communautaire.
La question du délai fixé pour ladaptation des équipements de travail (deuxième question)
63. Jen arrive, enfin, à la deuxième question préjudicielle, par laquelle la juridiction nationale nous demande si larticle 4, paragraphe 1, point b), de la directive 89/655 soppose à une règle nationale dapplication qui, en méconnaissance éventuelle des principes de limite raisonnable et de proportionnalité, fixe uniformément, cest-à-dire sans opérer de distinction entre les installations nouvelles et les installations existantes nécessitant une adaptation, un délai de trois mois pour son entrée en vigueur, en prévoyant de lourdes sanctions pénales à lencontre de lemployeur qui, après lexpiration de ce délai, ferait utiliser par ses salariés des installations non conformes.
64. Pour sa compréhension, cette question exige que lon examine successivement les dispositions de la directive et la manière dont elles ont été transposées dans lordre juridique italien par le décret législatif n° 626/94.
65. Les États membres devaient mettre en oeuvre la directive au plus tard le 31 décembre 1992. Larticle 4 de la directive, consacré aux règles concernant les équipements de travail, prévoit que:
«1. Sans préjudice de larticle 3, lemployeur doit se procurer et/ou utiliser:
...
b) des équipements de travail qui, déjà mis à la disposition des travailleurs dans lentreprise et/ou létablissement le 31 décembre 1992, satisfont au plus tard quatre ans après cette date aux prescriptions minimales prévues à lannexe.»
66. En Italie, pour des raisons qui ne nous ont pas été précisées, la transposition sest faite avec retard, les dispositions pertinentes nétant intervenues quavec le décret législatif n° 626/94, du 13 novembre 1994. En vertu de larticle 36 de celui-ci, «tout équipement de travail qui présente des dangers dus à lévacuation de gaz, de vapeurs ou de liquides ou bien à lémission de poudres doit être muni de dispositifs adéquats de retenue ou dextraction situés à proximité de la source des émissions présentant un tel risque», ladite obligation, qui concerne à lévidence les stations-service, entrant en vigueur le 13 février 1995.
67. La situation sur laquelle sinterroge le juge national est donc la suivante: la directive communautaire de 1989, qui devait être transposée le 31 décembre 1992, laisse jusquau 31 décembre 1996 pour opérer une adaptation des installations existantes, alors que le législateur italien, nintervenant que le 13 novembre 1994, impose que cette adaptation soit réalisée le 13 février 1995, cest-à-dire dans un délai de trois mois. Pareil comportement des autorités italiennes est-il admissible au regard du droit communautaire?
68. Telle est précisément la question qui nous est posée, et je crois que nous devons nous y tenir, cest-à-dire quil ne me semble ni nécessaire ni opportun douvrir ici un débat théorique sur la possibilité pour un État membre, voyant se profiler le risque de devoir faire face à un recours en manquement, de rattraper, si lon peut sexprimer ainsi, le retard pris par les autorités publiques dans lapplication du droit communautaire en exigeant des opérateurs économiques un respect quasi instantané de dispositions nouvelles dont le législateur communautaire avait parfaitement conscience quelles nécessitaient une période dadaptation.
69. Dans la présente affaire, il est vrai que le fait que le délai de transposition, fixé au 31 décembre 1992, nait pas été respecté exposait à lui seul la République italienne à un recours en manquement. Toutefois, le retard pris ne compromettait pas définitivement la possibilité darriver à ce quà la date fixée par la directive, à savoir le 31 décembre 1996, les stations-service italiennes fonctionnent suivant les normes fixées au niveau communautaire. On a de ce fait beaucoup de mal à
comprendre pourquoi le législateur italien a cru bon de fixer à la date du 13 février 1995 lexpiration du délai dadaptation des installations existantes, privant ainsi les opérateurs économiques de près de deux ans qui leur auraient été fort utiles pour mettre leurs installations en conformité.
70. Jestime que, en faisant un tel choix, le législateur italien a violé le droit communautaire, et cela pour diverses raisons.
71. En premier lieu, je crois que la fixation dun délai de trois mois va directement à lencontre de lesprit de la directive, qui entendait que fût laissé aux employeurs un délai suffisant, dont elle avait elle-même prévu quil pût être de quatre années. Ces quatre années, cela ressort clairement de larticle 4 de la directive, nétaient quun maximum, et je crois que ce serait méconnaître la marge dappréciation dont doit disposer tout État membre pour transposer une directive que de considérer quun délai de quatre années était un droit pour les employeurs. Il eût, à mon avis, été parfaitement admissible que la mise en conformité fût exigée pour le 13 février 1995, si la directive avait été transposée, comme elle aurait dû lêtre, pour le 31 décembre 1992. Chacun sait, en effet, quil est parfois utile de presser le pas et que le recours aux marches forcées a, dans certains cas, permis de remporter de grandes victoires. Ce qui, en revanche, est parfaitement vain, cest de demander à un participant à un marathon de progresser à la même vitesse quun coureur de 100 mètres. Or cest, mutatis mutandis, ce que lÉtat italien a exigé des responsables de stations-service.
72. Ce nest pas par une excessive prudence que le législateur communautaire avait prévu une période dadaptation suffisamment longue, car il apparaît évident que ladaptation de milliers de points de vente de carburant nécessite à la fois des investissements très importants et des travaux techniques mobilisant un personnel nombreux sur une période relativement longue. Il y a donc eu, comme je lai déjà constaté à propos de la première question, adoption par les autorités italiennes dune démarche en contradiction avec la démarche imposée par le législateur communautaire.
73. La divergence en matière de méthode est dautant plus grave quelle est de nature à porter sérieusement atteinte à la crédibilité de laction communautaire en matière de protection des travailleurs, car, à poser des exigences impossibles à respecter, on ruine lautorité du législateur et on suscite des réactions dhostilité des sujets de droit, qui auront beau jeu de justifier leur inaction en arguant de ce quà limpossible nul nest tenu.
74. Par là jen arrive à la deuxième raison pour laquelle jestime, en accord avec Italiana petroli, que la fixation dun délai de trois mois était trop courte, à savoir quil y a eu violation du principe de proportionnalité qui, comme je lai exposé plus haut, doit être respecté par les États membres lorsquils mettent en oeuvre les directives.
75. A mon sens, rien ne pouvait justifier que les employeurs, auxquels la directive elle-même nimposait aucune obligation, même sils pouvaient en avoir eu connaissance de longue date, fussent privés, pour ladaptation de leurs installations, de la plus grande partie de la période séparant le 13 novembre 1994, date de transposition effective, du 31 décembre 1996, date impérativement fixée par la directive pour le respect des nouvelles normes.
76. Jajouterai que, pas plus que pour les mesures sinscrivant dans le cadre de la directive 90/394, larticle 118 A du traité ne peut être utilement invoqué pour rendre compatible avec le droit communautaire la fixation dun délai si bref quil est inconciliable avec la directive 89/655, car on ne peut rendre admissible une mesure déraisonnable en la qualifiant de mesure renforçant la protection.
77. Il reste à examiner deux autres objections qui pourraient être faites. En affirmant que les principes généraux du droit communautaire tels que le principe de proportionnalité , sappliquent déjà:
ne va-t-on pas inciter les États membres à transposer les directives le plus tard possible?
78. En ce qui concerne la première partie de cette question, je dirais quil ne serait pas grave quun État membre transpose une directive seulement à la fin du délai prescrit, puisquil na aucune obligation de le faire plus tôt.
79. Pour ce qui est de la seconde hypothèse (en cause dans la présente affaire), les considérations exposées ci-dessus ont montré, à mon avis, quil nest pas toujours dans lintérêt dune bonne application dune directive de renoncer à faire usage du délai prévu par le Conseil pour la mise en oeuvre dune obligation donnée. On risque, en effet, de poser des exigences impossibles à respecter et, de cette façon, de saper lautorité du législateur.
80. Dans un autre ordre didées, il importe aussi de prendre position à propos dune observation faite par la Commission au sujet des sanctions pénales. Si jai bien compris la Commission, elle nous a dit que le problème de proportionnalité ne se posait pas tellement à propos de la brièveté du délai laissé aux opérateurs économiques, mais plutôt à propos de la lourdeur des sanctions prévues en cas de non respect de ce délai (un emprisonnement de trois à six mois).
81. A cet égard, je voudrais observer que ce serait là encore saper lautorité du législateur que dimposer aux opérateurs des obligations très difficiles à
respecter dans les délais prescrits, tout en leur indiquant, par la fixation dune sanction très légère, que lon ne sattend pas vraiment à ce quils les respectent.
82. Je conclus en conséquence, sur cette deuxième question, que le principe de proportionnalité et larticle 4, paragraphe 1, point b), de la directive 89/655 sopposent à une règle nationale qui fixe un délai si bref quil ne permet pas une mise aux normes des installations dans le sens fixé par la directive.
Conclusion
83. Arrivé au terme des développements que nécessitaient les questions soumises à la Cour, je propose quil soit répondu:
1) à la première question, que le principe de proportionnalité ainsi que les articles 118 A du traité et 3, 4 et 5 de la directive 90/394/CEE du Conseil, du 28 juin 1990, concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à lexposition à des agents cancérigènes au travail (sixième directive particulière au sens de larticle 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE), sopposent à ladoption de règles nationales concernant la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs contre le risque lié à lexposition à des agents cancérigènes qui prescrivent des mesures de réduction du risque dexposition à prendre en toute circonstance et indépendamment du résultat de lappréciation du risque;
2) à la troisième question, que les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 doivent être interprétés en ce sens quils nimposent pas aux responsables des stations-service des obligations en matière de réduction de la teneur en benzène des carburants quils distribuent, dès lors que lesdits carburants respectent le taux maximal fixé par la directive 85/210/CEE du Conseil, du 20 mars 1985, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la teneur en plomb de lessence, ou une disposition nationale plus sévère, mais conforme au droit communautaire;
3) à la deuxième question, que le principe de proportionnalité et larticle 4, paragraphe 1, point b), de la directive 89/655/CEE du Conseil, du 30 novembre 1989, concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour lutilisation par les travailleurs au travail déquipements de travail (deuxième directive particulière au sens de larticle 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE), sopposent à une règle nationale qui fixe, pour la mise aux normes des installations existantes, un délai si bref quil ne permet pas que soit atteint le résultat fixé par la directive.
1: Langue originale: le français.
2: JO L 393, p. 13.
3: JO L 196, p. 1.
4: JO L 179, p. 4.
5: Arrêt du 23 janvier 1997 (C-29/95, Rec. p. I-285).
6: JO L 109, p. 8.
7: JO L 96, p. 25.